Taeho était un homme fait d'habitudes. Dédié à sa routine dans un maigre espoir de s'empêcher de vriller davantage, le jeune homme était loin d'être un exemple de spontanéité. Il était aisé de le trouver aux mêmes endroits au mêmes horaires tel un hamster dans le confort de sa cage, et cette matinée n'échappait à la règle. La soirée de la veille au boulot avait pourtant été épuisante; un enchaînement de contrariété qui lui avait fait languir un lendemain plus clément. S'il aurait pu laisser l'appel de ses draps le clouer au lit pendant des heures, il fit comme à son habitude en ce jour précis de la semaine : se hisser du lit en grognant, avaler de quoi lui donner un peu de force, et partir courir pendant une petite heure histoire de se vider la tête et d'entretenir une vanité non admise. La journée déjà bien entamée et le soleil trônant au beau milieu d'un ciel dégagé, la population était de sortie pour s'adonner à des activités similaires ou plus reposantes. Les endorphines firent bien vite leur effet; le faisant ignorer temporairement ses soucis comme les cyclistes et chiens en laisse prêts à débouler dans son champ de vision sans crier garde. Elles firent d'ailleurs si bien leur boulot que Taeho, une fois rentré et douché, se décida à profiter lui aussi de la journée plus tranquillement. Il se décida à aller à Jangan, histoire de manger un bout et flâner avant que vienne l'heure de se préparer à retourner au boulot. Il s'était posé sur un banc le temps d'engouffre un snack qu'il venait de s'acheter lorsque une silhouette entra dans son champ de vision, téléphone en main et scrutant les alentours pour ce qui semblait être la recherche du selfie parfait. L'envie lui démangeait de lui dire d'aller ailleurs au risque d'avoir un cliché très peu flatteur avec un gars avalant une boule de riz en arrière plan, mais il se doutait bien que ça n'allait pas faire partie de son esthétique. Une part de lui s'admirait de la capacité des gens à se prendre en photo et se mettre en scène en public. Lui préférait largement l'indulgence d'un endroit plus discret. Taeho, perdu dans ses pensées, en oublia presque ladite personne jusqu'à ce qu'elle l'interpelle soudainement. Il débattit du mérite de jouer l'idiot avant de réaliser que, encore une fois, le karma n'allait pas le lâcher.

Journée en enfer. Le matin avait été compliqué, trop compliqué. Le soleil avait fouetté le visage de Charlie alors qu’iel émergeait d’une nuit plutôt mouvementée. Le corps recouvert de peinture à cause de sa folie artistique de la nuit, iel se sentait dans un autre monde. La drogue était toujours encore un peu là, présente dans son sang et surtout dans son esprit. L’appartement était vide, ce qu’iel préférait. Lie détestait qu’on la voit ainsi. Un grand café plus tard, la journée avait déjà mal commencé qu’une marque avec qui iel avait un partenariat lui avait envoyé plusieurs messages pour lui demander de faire la publication sur Instagram avant la fin du week-end. Charlie était rentrée dans ce monde sans même comprendre la raison. L'argent facile en partageant ses tenues et sa vie en Corée, quelle débilité. Le monde mourrait et on la payait pour se prendre en photos. Pourtant, Lie ne crachait pas sur cet argent, iel avait toujours peur d’être sans sou du jour au lendemain, ce qui ne risquait pas d’arriver. Mais plus d’argent voulait dire ne plus pouvoir vivre de son art et surtout de se procurer ses pilules, son herbe ou sa poudre magique.

Toute la journée, Charlie prépara avec attention les différentes tenues. Iel n’avait pas cours aujourd’hui, le temps se dessina devant iel pour se maquiller et mettre en place sa coiffure de lionne. Finalement, c’était dans l’après-midi que Lie sortit dans la rue avec son appareil photo et son téléphone portable. Personne dans son entourage n’avait pu se déplacer pour l’aider à prendre la pause. Iel trouva un lieu assez sympa. Droite, gauche, derrière, son regard épié chaque millimètre de ce lieu pour découvrir le spot parfait. Finalement, iel le trouva. Mais seul.e, ce n’était pas une mince affaire.

Charlie n’était pas le genre de personnes à avoir peur de demander de l’aide. Un homme attira son regard. Il n’avait pas l’air trop bizarre de son point de vue (et puis, iel s’en fichait royalement). D’un pas sûr, Lie se stoppa devant le Coréen qui dévorait son ssamgak gimbap.

- Hey, salut. Moi c’est Charlie, ou Lie. J’pense que t’es occupé, mais tu peux me prendre en photos vite fait ? C’est pour le taff. Ça me sauverait à mort !

Charlie lui offrit un large sourire. Son aisance en coréen contrastait avec ses traits afro-américains. Sans même vraiment faire attention à sa réaction, iel lui tendit son appareil photo.

- Si tu as un compte Instagram, je t’identifierais ou quoi ! Promis !

Il aurait pu s'agir de tant de choses, et Taeho en craignait la plupart. Une touriste prête à lui demander des informations locales qu'il peinerait à délivrer bien qu'il ait passé sa vie dans cette même ville. Une figure d'impolitesse là pour lui dire de déguerpir de sa prise de vue. Peut être encore une tentative de flirt assumée et audacieuse. Taeho n'en avait pas la moindre idée, mais c'est avec une appréhension discrète qu'il leva le regard sur son interlocutrice en signe s'attention. Un prénom qui résonnait vers des contrées lointaines mais des mots qui l'ancraient sur cette terre qui était sienne, et cette légère dissonance passagère le laissa distrait quant aux mots prononcés. Jusqu'à ce qu'il se les repasse en tête, une expression perplexe naissant sur son visage. Ce qui dans sa posture ou son activité lui donnait l'impression qu'il était occupé, il n'en avait pas la moindre idée. L'excuse était toute faite mais peu crédible, et bien vite obsolète face à la requête expéditive qui suivit. Ironiquement, prendre des photos était un de ses passe-temps; une activité innocente et personnelle, mise à l'abri du jugement d'autrui son profond désintérêt de partager ça avec qui que ce soit. Certains en faisait leur métier, mettant en valeur personnes et paysages. Charlie, visiblement, se mettait en valeur elle. Elle lui tendait l'appareil et il s'en saisissait par pur réflexe, comme un idiot, se maudissant l'instant où ses doigts s'enroulaient autour de l'objet. « Uh...ok » lâcha-t-il, pris suffisamment au dépourvu pour oublier de se présenter à son tour. « ça sera pas nécessaire non » s'offusqu'a-t-il presque en se levant du banc. La chasse aux followers était bien le cadet de ses soucis. Penaud, il fit face à Charlie, soudainement propulsé dans le rôle du plus réticent des instagram boyfriends. Dans son univers où chaque billet se récupérait à coup de sueur et de larmes, le concept même des influenceurs l'ahurissait autant qu'il l'agaçait. Qu'il puisse masquer son jugement le temps d'une brève photo allait relever du miracle. Il ajusta sa posture, les mains autour de l'appareil, le temps qu'elle se place là où elle veut, fasse sa pose, se roule par terre, peu importe ce qui fait monter les likes ces jours-ci. « Des instructions particulières à me donner? » demanda-t-il quand même, préférant obtenir le résultat voulu le plus rapidement possible.

Charlie s’en fichait de ce qu’on pensait d’iel, c’était dans sa nature d’aller vers les autres, de parler, de refaire le monde et de demander de l’aide si besoin. Souvent, on le critiquait à cause de ça, une professeure au lycée lui avait même fait la remarque que ce n’était pas grâce à ce comportement qu’iel allait s’intégrer dans le paysage sud-coréenne. Voulait-iel vraiment le faire au détriment de sa personnalité ? Jamais. Comme Lie se le disait souvent : « I don’t belong anywhere ». La Corée était sûrement qu’un passage dans sa vie. Un jour, iel s’évaderait dans un autre monde avec ses amoureux. Bali lui donnait envie. Ou encore la Thaïlande. Ou l’Amérique du Sud. Loin de tout, loin de la technologie, loin du bruit incessant qui frappait son esprit et qu’iel devait calmer avec sa poudre blanche. Chassant ses idées, iel s’était planté devant le jeune homme qui semblait quand même juger son attitude. Iel ne défaillit pas, toujours souriant.e.

- Ok, comme tu veux.

Le jeune homme avait attrapé son appareil photo, iel était piégé maintenant, iel n’avait plus le choix que de le mitrailler maintenant. Iel s’avança vers un espace assez éclairé, regardant d’iel.

- Hmmm t’en penses quoi ici ?  T’as un bon spirit. Je te laisse faire.

Assez naturellement, les poses défilèrent. Lie avait une certaine aisance pour prendre la pose, ayant tantôt une aura « tomboy » puis très « féminine ». Au bout de dix minutes, d’un pas assez déterminé, Charlie alla à côté de son photographe.

- Montres !

Iel fut étonné par la qualité des photographies. Un large sourire s’affichait sur son visage.

- T’es doué ! Je le savais, goooood spirit. T’es photographe ? Tu t’appelles comment ? Si t’es photographe, je peux te payer, j’aime pas devoir de l’argent, ou utiliser les gens. Tu veux de l’argent ?

C’était peut-être bizarre vu de l’extérieur, mais Charlie avait été élevé selon le principe : « tout travail mérite salaire ».

Accord donné et appareil en main, Taeho n'avait plus qu'un vestige de décence pour l'empêcher de faire marche arrière. Peut être même que cette bonne action improvisée allait lui apporter un karma meilleur pour le reste de la journée; l'espoir d'un service au restaurant sans tension ou épuisement que l'on ressent jusqu'au creux des os. Une moment de répit en contrepartie de quelques clichés. Le modèle du jour se plaça dans un endroit lumineux et visuellement plaisant. Il haussa une épaule sous sa question, pas prêt d'être grandement investi dans le résultat final. Ce n'était pas lui et son visage qu'il allait poster aux yeux du monde pour espérer en tirer notoriété et rémunération. Spirit, grommela-t-il sous sa barbe avec ahurissement; il n'était pas trop sûr de ce que cela suggérait mais la chosa lui donna envie d'en finir d'autant plus vite. Et pourtant. Il se prit au jeu, suffisamment pour ne pas pester sous la multiplication des poses et des mimiques. Suffisamment pour se donner le challenge de faire mieux, s'improvisant une exigence qui ne lui faisait rien gagner. C'est qu'il y avait pire objet de contemplation, mais Taeho ressentait le regard des passants autour d'eux comme de la poisse sur sa peau. Il n'avait jamais aimé se donner en spectacle; avait suffisamment subit les regards lourds de jugements pendant son enfance pour aspirer à la discrétion. Ce n'était pas vraiment lui qu'on regardait, mais le principe restait le même. La prise de photos enfin terminée, il était l'heure du jugement. Taeho était à peu près sûr n'avoir aucune totérance pour la moindre critique en cet instant, mais son interlocutrice semblait incapable de se défaire de son sourire et sa bienséance. Ce mot encore, mais le compliment le laissait gêné. « J'ai pas l'habitude de prendre les gens en photo » fut sa contribution, et pourquoi il offrait une telle information il n'en avait aucune idée. « Je m'appelle Taeho. Et je suis loin d'être photographe » s'empressa-t-il de préciser. Loin de lui cette audace. Est-ce qu'il voulait de l'argent? Il aurai pu en rire. Ou en pleurer. « C'est bon tu me dois rien, tu ne vas pas me payer pour dix minutes de mon temps » dit-il en lui rendant son appareil photo. « On te paie vraiment pour ça? » demanda-t-il après un battement, curieux et sceptique à mesures égales.

outfit

Charlie laissait son corps se mouvoir au sein des cliquetis de l’appareil photo. Les clichés s’enchainaient ainsi que les poses afin de pouvoir fournir le maximum d’exemples possibles à la marque qui lui avait demandé ce partenariat. Lie était quelqu’un qui travaillait toujours à fond, iel ne voyait pas l’intérêt de faire les choses à moitié. Peut-être était-ce impoli de demander de l’aide à un inconnu dans la rue ? Sûrement. Mais iel s’en fichait. Après tout, il ne fallait pas avoir honte de demander de l’aide, quitte à rémunérer la personne après.

A la fin de la séance, Charlie s’approcha de l’homme avant de regarder les photos, iel était totalement satisfaite et ça se voyait à son visage qui s’illuminait d’un seul coup d’un sourire sincère et doux.

- Alors enchantée Taeho, c’est cool comme prénom, vraiment.

Charlie savait qu’il était du genre à beaucoup trop complimenter les personnes en face d’iel, au point d’être souvent pris à la moquerie ou de ne pas être cru. Iel ne pouvait pas s’empêcher de rajouter.

- Et je mens jamais, je sais pas mentir.

Un petit haussement d’épaules, puis iel lui proposa de lui donner de l’argent, ce qu’il refusa. Charlie ne savait pas quoi penser mais préféra ne pas insister. A sa question, iel haussa un sourcil en remontant un peu son pantalon qui tenait mal avec ses hanches plutôt étroites.

- Ouais, c’est fou qu’on me paye pour prendre des photos. J’ai commencé pour m’occuper, à l’époque où je vivais à Séoul et que je… enfin j’étais seule car j’étais new dans le pays tu vois ? Et on a commencé à m’envoyer des choses, maintenant on me paie. Ça va pas durer éternellement et comme j’dis, ça peut s’arrêter n’importe quand. C’est pas mon objectif de carrière. Ça m’aide à l’indépendance.

Charlie parlait toujours trop, sa main passa dans sa chevelure de lionne avant de soupirer.

- Le monde est fou, mais autant profiter de ce système de merde quelquefois. Non ?

Elle semblait être en représentation; une figure publique qui ne pouvait risquer de laisser sans sourire flancher ou ses compliments s’épuiser. Peut-être était-elle juste une personne extrêmement positive et bienveillante. Il n’en savait rien, mais Taeho ne pouvait s’empêcher d’être sceptique face aux douces paroles de la personne face à lui. Il marmonna un remerciement, ce qui était plutôt absurde; il ne l’avait pas choisi son prénom après tout. La politesse de rigueur aurait peut être été de complimenter son prénom en retour, mais elle s’était présentée il y a de longues minutes de cela, et le faire maintenant aurait été ridicule. « Dommage pour toi, c’est pratique » rétorqua-t-il, amusé malgré lui par sa candeur. Où serait-il dans cette vie s’il n’était pas capable de maintenir sa vérité contre sa poitrine, couvée par des mensonges plus acceptables, là pour adoucir les contours d’un quotidien intransigeant. Taeho s’était attendu à des protestations ou de l’insistance face à son refus, mais Charlie se contenta d’accepter ses mots avec un simple haussement de sourcil. Tant mieux. Il ne pouvait refuser qu’un certain nombre de fois avant de laisser le désespoir prendre le dessus sur son orgueil. Au lieu de s’offusquer de sa question, Charlie s’aventura à lui expliquer son historique.  ahurissant d’être payé pour ça alors que des gens triment pour une misère. Elle n’était qu’un symptôme du système cependant. Taeho savait reconnaître la jalousie à l’origine de sa rancœur. Bien sûr qu’il aimerait aussi être payé pour des futilités, pour un beau sourire et un placement de produit grossier. Charlie avait raison d’en profiter, qui ne le ferait pas? Ça ne l’empêchait pas d’avoir une mauvaise opinion des influenceurs en général, mais Charlie semblait avoir suffisamment de lucidité sur sa situation pour qu’il ne l’accable pas de ses préjugés. « On a pas tous la même chance » railla-t-il. « Mais j’imagine que oui, ça serait stupide de pas en profiter, c’est de l’argent facile », de son point de vue du moins; un contraste saisissant avec son propre quotidien et ceux de nombreux autres anonymes. « Et c’est quoi ton objectif de carrière? » la curiosité de voir vers quoi ce tremplin l'amenait; quels rêves résidaient au-delà d’un monde de faux-semblants et de paillettes.