Peut-être qu’on l’aime comme ça et peut-être pas, mais l’élan protecteur est toujours si fort que parfois il s’en mord les doigts. Pris dans les abysses tous les deux, pour des raisons diverses, au choix totalement stupide, il y a ce besoin de se soutenir et de sentir la détresse de l’un et de l’autre. Et pourtant c’est toxique quand il s’encourage sans arrêt, sans le vouloir. Il serait plus simple d’y faire face aux problèmes qui grugent au lieu de gaspiller les billets verts perdus si rapidement. In su est peut-être moins excessif, mais pas pour autant guérie, car quand les cauchemars reviennent trop soudainement, il se tourne vers des idées diverses, pas assez nettes. Il rentre dans le bâtiment, bar miteux où on peut y trouver les machines en argent dans le fond de la pièce, s’asseoir près de l’ami et glisser les billets au fond de sa poche, détenu directement de son salaire, directement de la caisse. Puis le silence veut tout dire. Ouais, je m’inquiète pour toi.

Il y revenait, sans logique ou orgueil; juste rongé par l'habitude. Personne ne venait au Terminal 9 pour son ambiance ou sa compagnie, ou presque. Taeho ne s'y sentait pas vraiment à l'aise malgré une fréquentation plus que sporadique, mais dans un monde fait de regards baissés et de désintérêt mesquin, il y trouvait une certaine place. Un je m'en-foutisme contagieux qui tarissait la source de ses regrets avant qu'elle ne puisse le submerger. Ce n'était pas un endroit où l'on cherchait absolution et bonnes paroles. Que Taeho y trouve une source d'attache relevait de l'absurde. Un corps se glissait sur le siège vide à côté du sien, et Taeho n'avait pas à tourner le regard pour l'accueillir. Il n'avait jamais su dire si sa présence était une bonne chose ou non. Le regard vissé sur ses propres vices, Taeho aperçoit la couleur des billets du coin de l'œil. Insu n'avait pas plus que lui le loisir de parader ce genre de choses. Cela fait longtemps qu'il aurait dû lui dire de foutre le camp avant que cet univers le consomme et le recrache sans pitié. Et pourtant. « jour de paye? » souffle-t-il dans le silence entre eux; une ironie partagée.

L'alliance qui tourne entre les doigts, au silence bien trop pesant et si véridique à la fois. Il n'y a aucune salutation qui est assez logique dans ce contexte. Saluer quoi ? Leur mort à petit feu qu'ils aiment venir chercher par eux-mêmes. Et parfois même In su se juge lui-même : homme ambitieux pourquoi reste-tu là ? C'est la déchéance dès le départ de revenir vers lui, de s'assoir à ce bar et pire encore de partager les billets quand au fond il a un peu peur de le voir à l'agonie dans une ruelle. Il reconnait le jour quand les billets affluent. Maigre salaire pour une maigre vie de deux parents qui travaillent à la sueur de leur front. Il essaie de sortir de ce monde en voulant plus alors il devrait éviter de les gaspiller parce qu'il sait que lui aussi il ne fait que perdre à ce jeu mesurable. C'est un peu un labyrinthe sans fin. Ironie lancée, il l'attrape au vol, le visage qui grimace et les épaules qui se haussent suivirent des mains qui se serrent.  «Perspicace.» Qu'il lâche à son tour. «Tu gagnes ou tu perds ?» La question est tout aussi ironique quand dans la minute qui suit, il pourrait bien tout perdre une fois de plus. C'est encore plus con quand le complet frôle encore la peau et que le maigre salaire y traine. Les apparences si trompeuses.

Les volutes de fumée saturant la salle rendaient leur profil moins discernables, leur autorisant d'être les fantômes qu'ils prétendaient être; dénués de responsabilités, dénués d'âmes prêtes à les maudire pour leur égoïsme. Au cœur d'un bar à la fréquentation douteuse, les excuses d'un parcours déviant devenaient plus faciles à trouver. Le contraste saisissant d'une vie facile à reprendre en main se manifestait pourtant à chaque recoin : dans le visage creusé de ceux en prise avec des poisons plus corrosifs, dans la solitude sourde de figures tassées par l'âge, dans le scintillement d'un anneau porteur d'une blessure qui faisait pâlir celles d'une vie entière. Taeho ne passait pas beaucoup de temps à dépeindre le tableau d'un tout autre Insu; cet étudiant avec l'avenir devant lui, suffisamment fort pour se défaire de la tragédie qui l'ancrait à ses côtés. Il méritait tellement mieux; pas comme lui dont le seul guide en ces bas-fonds avait été des choix malavisés. Mais Taeho était hypocrite et se sentait moins irrécupérable avec quelqu'un comme lui à ses côtés. « Dur à dire » répond-il dans la même lignée, conscient de l'éternel jeu de balance qui rythmait sa vie. « C'est peut être mon jour de chance », une plaisanterie rien que pour lui; une prière peut être.

Il ne s'est jamais pris pour un héros pourtant il se sent le besoin de le faire aujourd'hui à coup de billets. Puis, au fond il sait qu'il ne se fera jamais juger par Taeho même s'il juge lui-même en ayant la médiocrité pour aujourd'hui. Les bruits sont forts dans le bar et à la fois silencieux, il peut imaginer le diable qui lui tend la main et parfois il a des arguments que lui-même n'aurait pas dans une salle d'audience. Le dialogue si simple aux mots courts qui traversent leurs lèvres est facile à comprendre. Pas besoin d'en dire plus en laissant planer un simple dur à dire. Tout peut se retourner contre eux dans l'instant d'une seconde. C'est l'euphorie, puis la catastrophe à s'en mordre les doigts. «Je te le souhaite.» N'ayant pas envie de lui souhaiter plus de malheur qu'il a déjà, même s'il sait que tout ça, c'est incontrôlable. Il regarde la machine encore un moment puis glisse un billet avant d'actionner le levier et regarder le compteur négatif sur le coup, un soupir contre ses lèvres.«Tu as peut-être gardé toute la chance pour ce soir.»

C'est d'une sincérité sans artifices que le jeune homme lui souhaitait une aubaine que d'autres préféreraient garder jalousement. Taeho lui-même s'imaginait le soulagement corrompu d'amertume qui le submergerait si Insu venait à trouver un répit fait de liquidités et d'indulgence. Une lutte de l'esprit contre la créature sauvage et mauvaise logée dans ses entrailles. Bon vent, qu'il lui dirait sans doute, pressé de l'ôter de sa vue pour ne garder que le meilleur; hors de portée de sa convoitise et figé dans l'ambre comme un souvenir chaleureux. Alors il ne dit rien, esquisse un sourire et imite Insu dans leur forme de prière à eux. C'est qu'il ne prétend pas vraiment, toujours bouffée d'une pointe d'adrénaline honteuse lorsque le temps se suspend, toutes les possibilités du monde détenues en son sein. « Visiblement pas à ce niveau » concède-t-il malgré l'habitude d'une défaite dont il connaît tous les contours. Il pivote sur son siège, pose enfin un regard attentif sur son compagnon d'infortune. « Mais la soirée est encore jeune » et les heures longues et forcées, dédiées à repousser encore un peu la fatalité d'un sommeil agité. « Je t'offres à boire? Quitte à dépenser bêtement », mais c'est surtout que ses jambes le démangent; assis là depuis plus longtemps qu'il ne souhaiterai l'admettre.

C'est comme si l'univers le punissait déjà de souhaiter l'impossible en lui rendant la monnaie de sa pièce à coup de billets envolés. L'intérieur de la joue qui se mord, les deux le savent bien à quel point la chance ne tourne jamais en leur faveur. Et lorsqu'il se retourne vers lui, il se rappelle que les étoiles sont encore hissées bien hautes dans le ciel. Que le soleil n'est pas prêt de se pointer encore fièrement de ses rayons. Ils ont encore bien des choses à espérer dans leur médiocrité avant de retourner à la vie normale en apparence pour cacher la honte dans la nuit d'encre. «Ça aidera à passer la défaite.» dit-il en imaginant le liquide ambré au fond d'un verre. Il se relève suivant la trace de son ami jusqu'au bar. Les whisky commandés parce qu'il ne fait jamais vraiment sans et il trinque son verre contre le sien, un sourire pourtant à demi, replaçant le veston, observant un peu les humains mal dans leur peau.«Parfois, ça me donne envie de frapper.» Relâche-t-il sans s'en rendre compte, éveillant peut-être une certaine violence bien enfouie en lui. Diplomate pourtant, il aime user de mots et de rien d'autre. C'est ainsi qu'il impressionne, mais quitte à sentir ce mal dans la chair, parfois on s'y perd.

Misery loves company, et Taeho n'avait jamais été avare dans ses fautes. L'abandon leur tendait les bras, prêt à leur faire oublier l'odeur âpre des billets sous leurs doigts - maigres, toujours plus maigres - en inondant leur palais de saveurs plus enivrantes. Taeho n'avait jamais été un grand buveur; dénué d'exemples familiaux et trop attaché à une forme de contrôle qui semblait lui échapper dans tout autre aspect de sa vie. Les esprits brumeux et les langues décomplexées ne lui avaient jamais rien apporté d'autre qu'un profond sentiment de malaise. Mais dans la familiarité d'un bar qui ne prêtait attention à rien ni personne et le confort d'une compagnie indulgente, Taeho n'avait pas peur de tâter d'autres vices. Il n'y avait aucune liqueur assez forte pour effacer les dettes à son nom, mais le whisky entre ses mains semblait lui promettre une soirée plus paisible. Dans l'écho de verres qui s'entrechoquent, Taeho suppliait la malchance de convoiter de nouvelles cibles. Elle avait l'embarras du choix en ces bas-fonds. Les traits pliés sous une gorgée d'alcool, Taeho pivota un regard presque surpris sur con compagnon d'infortune. « Tu y gagnerai quoi? » murmure-t-il. « Des phalanges bousillées et toujours le même nombre de billets en poche », une drôle de morale pour quelqu'un qui avait toujours ressenti les mêmes élans orageux sans jamais s'autoriser leur délivrance. Mais Taeho avait de quoi en porter les marques; quelques bleus pour rejoindre ses cernes et les coupures accidentelles qui ponctuaient son quotidien. Insu ne méritait rien de plus durable que des tâches d'encre et la chaleur résiduelle d'une main dans la sienne. « Ca ne vaut pas le coup, crois moi ».

Il devrait se dégoûter d'avoir des idées aussi déroutantes. Malheureusement dans les endroits aussi sombres et infâmes, il n'y voit que logique . C'est l'ami qui le ramène sur Terre, de façon étonnante. Ils ont cette habitude de s'encourager et non de se tirer vers le haut. Il a raison dans ses propos. Il ne se souvient plus de tout ce qu'il a osé dans le deuil. La notion de bien et du mal devient si floue, à se demander s'il a encore une quelconque imperméabilité entre les deux. «C'est toi qui dit ça ?» Qu'il finit par relâcher, en relâchant un rire presque nerveux, encaissant le whisky trop brusquement, jouant avec le verre dans ses mains par la suite.«Tu parles d'espoir maintenant ?» Qu'il demande presque sarcastiquement. Il a raison, les billets seront le même et il ne finira pas ses études plus rapidement en bousillant les phalanges d'un rouge sans fond. «Je pensais pas que tu pouvais être plus raisonnable que moi.» Et qu'ils pouvaient arriver à se protéger en réalité. Insu, donne les billets, Taeho, protège le corps à la violence. C'est donnant donnant qui sait ?

Un sourire indulgent étirait ses lèvres; un humour teinté d’audace face à une morale uniquement bonne à couvrir des ouvrages destinés à plus naïfs qu’eux. Il serait imprudent d’interpréter la moindre de ses paroles et d’en conclure quelque chose de bienveillant. Taeho n’avait pas l'altruisme suffisant, n’avait jamais été capable de tailler Insu en pièces pour lui ôter l’envie de revenir en ces bas-fonds. C’est avec une poigne métaphorique et vicieuse qu’il le maintenait à ses côtés, désireux d’y laisser des marques faisant écho aux siennes. « Qui parle d’espoir? » maugréa-t-il, lui qui ne croyait presque plus en ce mot. La violence avait quelque chose d’un peu facile, d'un peu lâche. Elle évoquait une certaine bravoure que d’autres appelleraient stupidité, et Taeho avait toujours fui le conflit comme si tendre l’autre joue lui avait été bénéfique. « Tu sais te battre toi? C’est déjà assez compliqué sans qu’on me foute une raclée, merci ». Raisonnable, le mot était à mourir de rire. Non, Taeho préférait la folie douce des paris insensés; l’adrénaline éphémère d’un moment perdu d’avance qui aurait pu tout changer. « T’as essayé le yoga? Les pilates? » le taquina-t-il en avalant une énième gorgée, focalisant ses pensées sur le parcours lancinant de l’alcool dans son oesophage.